Rémi Toulhoat : une expérience d’enseignement dans une classe bilingue multiniveaux

Dans son intitulé, les organisateurs du colloque qui nous rassemblent précisent :
« Nous voulons montrer que la reconnaissance et la connaissance des langues régionales peuvent et doivent représenter une ouverture d’esprit, une conception ouverte de la citoyenneté. Ce colloque veut poser la question d’un point de vue philosophique général, mais aussi l’aborder à partir de nos pratiques d’enseignement. »

En qualité d'enseignant bilingue, en toute humilité, je fais le choix d'une présentation à l'aune de ma pratique d'enseignant, je voudrais préciser de « jeune enseignant », comme vous pouvez le constater par vous-même.

Nous pouvons relier la thématique choisie par nos amis occitans avec une nouvelle matière à enseigner à l'école élémentaire depuis cette dernière rentrée scolaire, l'enseignement moral et Civique (E.M.C). L'objectif de l'EMC est « d'associer dans un même mouvement la formation du futur citoyen et la formation de sa raison critique. Ainsi l'élève acquiert-il une conscience morale lui permettant de comprendre, de respecter et de partager des valeurs humanistes de solidarité, de respect et de responsabilité. La morale enseignée est une morale civique en ce qu’elle est en lien étroit avec les valeurs de la citoyenneté (connaissance de la République, appropriation de ses valeurs, respect des règles, de l’autre, de ses droits et de ses biens). Il s’agit aussi d’une morale laïque fondée sur la raison critique, respectueuse des croyances confessionnelles et du pluralisme des pensées, affirmant la liberté de conscience. En cela, cette morale laïque se confond avec la morale civique. »

Après avoir présenté ce cadre de référence, rassurez-vous, je ne vais pas vous faire un cours d'E.M.C, tel n'est pas mon propos. Je veux témoigner de ma récente expérience d'enseignement dans une classe bilingue multiniveaux, de la petite section de maternelle au cycle 2 (CE1). Il s'agit donc de la classe bilingue de l'école de Leurgadoret à Coray ll serait sûrement trop ambitieux de parler ici d'un groupe-classe intergénérationnel. Toutefois, l'écart d'âge entre des élèves de 3 à 7 ans est une dimension très importante de la vie de classe. Ce ne sont pas seulement les attendus en terme d'apprentissages qui divergent mais aussi les besoins des enfants, y compris jusque dans la dimension affective. Je me dois de prendre en compte cette réalité pour répondre aux obligations définies par les programmes et pour différencier au sein du groupe-classe les besoins exprimés ou non par les élèves. Comment agir pour être dans une authentique posture de transmetteur de la langue bretonne, dans un groupe qui réunit autant d'altérité ? Car vous vous doutez bien, les choses ne sont pas linéaires. Non seulement, il y a 5 niveaux qui ne sont pas en soi ni à priori une difficulté, même si après 7 semaines de classe, je cherche encore la formule ou plutôt la recette qui me permettrait de voir mijoter ce bouillon de culture avec sérénité. Ce que je veux dire c'est qu'il y a au sein de chaque groupe de niveau des disparités, des difficultés, de l'hétérogénéité. Cette pluralité doit faire l'objet de toute mon attention, et pas seulement par de la bienveillance.


Pour illustrer concrètement mon expérience, j'ai choisi de vous parler d'un domaine précis, c'est l'enseignement de l'oral en classe, et particulièrement en langue bretonne.


Organiser l’enseignement de l’oral

(Réf. Biblio Jean-Charles Chabanne, professeur des Universités en sciences de l’éducation)

Pour ma part, j'ai opté pour une utilisation constante de la langue bretonne dans la vie de classe et pour les diverses disciplines enseignées. Je peux dire, le breton est la langue de travail dans la classe, dans la communication (transmission des consignes, rituels, règles de vie, discipline…).
Trois niveaux sont à considérer quand on évoque l'enseignement de l'oral :

  • Macro, à « grande échelle » : programmation de l’oral par période, par année scolaire, voire par cycle ;

  • Méso, à « échelle moyenne » : programmation à la semaine, sur une séquence, une séance (« Où est l’oral ? ») ;

  • Micro, à « échelle fine » : les unités de l’interaction, le savoir-faire de l’enseignant.

Afin que cette organisation soit effective, des conditions pédagogiques sont nécessaires :

  • donner du temps effectif et reconnu à l’oral ;

  • formaliser son enseignement selon quatre niveaux : un enseignement des genres oraux formels, un enseignement formalisé de la langue orale (séances spécifiques), un oral intégré formalisé (institutionnalisation, déclaration du savoir), un oral intégré non formalisé (interaction de tutelle) ;

  • concevoir des situations élaborées didactiquement ;

  • expérimenter des outils numériques pour enregistrer/réenregistrer, éditer, monter, diffuser, publier, s’écouter et s’évaluer.

Le niveau « macro »

L’oral peut être programmé à différentes échelles (année, semestre, semaine) sans oublier l’intérêt au niveau du cycle. Sa présence doit être réelle dans l’emploi du temps (quel oral ?). Il est important de prévoir le type d’oral : formel ou informel ?

Le niveau « méso »

Il s’agit d’identifier les genres oraux scolaires implicitement formalisés et intégrés aux activités :
où est l’oral dans une séquence ordinaire ?

  • dans un oral monogéré : micro exposé, lecture à voix haute, récitation, compte-rendu oral, commentaire d’image ou de schéma ;
  • dans un oral polygéré : questionnement, débat

Dans la préparation d’une séance, il est utile d’anticiper sur :

  • le positionnement de l’oral : quand ?
  • la gestion du groupe : à combien ?
  • la durée pour préparer, s’entraîner, parler.
  • le degré de formalisation : évaluation par qui ? avec quel outil ?

Institutionnalisation et formalisation :

  • rendre visibles les apprentissages, permettre l’auto évaluation ;
  • désigner ce qu’on fait en donnant un nom aux genres travaillés ;
  • mettre en place des rituels en confiant aux élèves des rôles explicites : dispositif, contrôle du temps.

Le niveau « micro »

Ce niveau concerne ce qui se passe au niveau de la séance, l’oral invisible au cœur de l’activité.
Un groupe d’élèves qui travaillent seuls à l’oral, c’est :

  • une conversation continue ;
  • des interventions réparties ;
  • un degré d’engagement dans l’échange et les activités connexes ;
  • des traces résultant des échanges : notes, matériel… ;
  • des retours réflexifs sur cet oral.

Le rôle de l’enseignant

Il se définit selon cinq catégories (Jérome Bruner) :

  • l’enrôlement, la finalisation : rappel des acquis, du but
  • le balisage des échanges : ouverture, fermeture des développements thématiques
  • l’étayage : prise en charge des difficultés
  • la régulation : contrôle des frustrations, des tensions, des conflits
  • l’évaluation : institutionnalisation.

Effet Maître (Effet classe – Effet Ecole)

(Réf. Maryse Bianco & P. Bressoux, Univ. Grenoble)

Comment mettre en œuvre une démarche d’enseignement qui tend vers une efficacité constante ? Je veux singulièrement mettre en avant les divers travaux de recherche sur « l'effet Maître ».

3 paradigmes de recherche

  • Le paradigme processus-produits, développé au début des années 60, est centré sur le maître, mais il s'intéresse à ce qu'il fait plutôt qu'à ce qu'il est. « Dans cette perspective de recherche, on tente d'évaluer l'efficacité en étudiant les relations entre la mesure des comportements des enseignants en classe (les processus), d'une part, et l'apprentissage des élèves (les produits) d'autre part » (Doyle, 1986)
  • Le paradigme des processus médiateurs est centré sur l'élève. Il est basé sur la recherche des processus qui médiatisent la relation entre comportement et apprentissage. Il s'agit dans ce cadre de s'intéresser aux « processus humains implicites qui s'interposent entre les stimuli pédagogiques et les résultats de l'apprentissage" (Levie et Dickie, cités par Doyle, 1986). Ce paradigme est d'inspiration psychologique.
  • Le paradigme écologique est une forme de contextualisation des rapports maître-élèves, leur signification devant émerger de la situation particulière où ils s'opèrent. « Le paradigme écologique a pour objet l'étude des relations entre les demandes de l'environnement, c'est-à-dire les situations de classe, et la manière dont les individus y répondent » (Doyle, 1986). Dans une perspective écologique, on postule que l'objectif essentiel pour l'élève est de se comporter de manière à obtenir des notes les plus favorables possibles. Le paradigme écologique se prête moins directement que les deux précédents à l'étude de l'efficacité des enseignants mais il peut y contribuer.

Dans ma pratique d'enseignement, j'essaie d'installer un climat équilibré dans la classe et corollairement, une relation avec les élèves qui se réfère (de manière concrète) aux paradigmes
ci-avant qui ont été conceptualisés de manière éclairante par des chercheurs en Sciences de l'Education.


Conclusion

Il n’existe pas de méthode miracle qui soit valable pour tous les élèves, en tout temps, en tout lieu et pour toute tâche. L’efficacité d’un enseignement ne tient pas dans l’utilisation stricte d’une méthode au sens traditionnel du terme. Les pratiques varient, même pour des enseignants qui se revendiquent d’une méthode particulière, ils font de nombreux emprunts à d’autres “méthodes”. J'ai la conviction qu’une méthode au sens traditionnel du terme se définit en dehors des interactions en classe, tandis que l’efficacité d’un enseignant ne peut être pensée en dehors de l’interaction effective avec les élèves, sa capacité à réagir, à anticiper les événements, à maintenir les élèves engagés dans la tâche, à créer une atmosphère de travail paisible, soutenant l’autonomie des élèves. Autant d'aspects que, très humblement, je m'évertue à mettre en œuvre dans la classe multiniveaux de Leurgadoret à Coray en Finistère. Et pour tout vous dire : plijadur a zo (il y a de la joie) !
Mersi bras deoc'h
Merci pour votre écoute.