Mise en voix de « L’Enfer » de Dante, traduit en occitan par Max Roquette

compr3Magali Fraisse est professeur d'occitan-lettres au lycée Clemenceau, Montpellier. Photo MJ Verny : à l'issue de la mise en voix par les lycéens des 3 établissements : Clémenceau Montpellier, Henri IV Béziers, Saint-Chély d'Apcher. 

 

Projet de mise en voix de L'Enfer de Dante, traduit en occitan par Max Rouquette, du point de vue de l'identité et de l'altérité : Voici le compte-rendu d'une expérience pédagogique mise en place en 2014-2015, dans le cadre d'une résidence d'artiste éclatée sur trois établissements, le lycée Théophile Roussel de Saint Chély d'Apcher, le lycée Henri IV de Béziers et le lycée Clemenceau de Montpellier. Les enseignants d'occitan qui s'y sont impliqués sont Marie-Catherine Dufour, Christophe Causse et moi-même. Ce projet a vu le jour grâce à l'initiative de Philippe Vialard, chargé de mission pour l'occitan, et au financement de la région Languedoc-Roussillon que je remercie. Il s'agissait d'un PEC-LR, projet éducatif culturel en langue régionale, qui consistait à accueillir le metteur en scène, comédien, Flavio Polizzy1  pour travailler à la mise en voix de L'Enfer de Dante Alighieri traduit par Max Rouquette. Il n'existe pas, à ce jour, de version publiée de ce texte en occitan. Merci à Jean-Guilhem Rouquette de nous l'avoir gracieusement mis à disposition. Les élèves étaient en classe de 2nde, 1ère ou terminale, de niveaux divers, allant de débutants à bilingues. Ce type de projet convient particulièrement à l'hétérogénéité caractéristique de nos classes d'occitan, car il permet une répartition adaptée des rôles.

Les 50 élèves se sont ensuite retrouvés pour deux jours de répétition les 11 et 12 mai 2015, au théâtre de la Vista, où nous avons été chaleureusement accueillis par le directeur Jonathan Chevalier et Maguelonne, que nous remercions également. Ces deux journées se sont clôturées par une représentation publique. Merci aussi à Jean-Claude Forêt d'avoir rédigé un compte-rendu de cet événement2.

Ce projet se fonde sur la pratique d'une pédagogie actionnelle qui consiste à conduire une série d'apprentissages dans la perspective d'une tâche finale, à apprendre pour faire et non plus à faire pour apprendre.
    Je vais dresser un bilan de cette expérience de mon point de vue évidemment, et du point de vue de l'identité et de l'altérité. Je m'appuie pour cela sur une définition minimale de ces deux mots, inspirée de leur étymologie, l'altérité désignant ce qui vient d'autrui et l'identité ce que l'on reconnaît comme sien. Je souligne cependant la porosité de ces notions. On sait bien que l'étrangeté n'est pas forcément associée à l'altérité et que l'identité, Eric Soriano l'a joliment et brutalement démontré ce matin, est un concept  discutable. Sur cette porosité inévitable, je vous recommande la lecture du court texte narratif de Philippe Gardy intitulé « L'Autre », publié dans le dernier numéro de la revue Oc3, qui raconte l'histoire d'un personnage qui se sent en osmose avec son environnement et qui dans le même temps ressent comme étant infligée par un autre une douleur dans sa propre cuisse. En m'appuyant sur la conception la moins névrotique possible, je m'attacherai à souligner ce qui nous est apparu comme nouveau lors de cette expérience, dans un premier temps du point de vue de l'altérité, de ce qui nous a été apporté par les autres, et dans un deuxième temps ce qui nous est apparu comme nouveau du point de vue de l'identité, ce que nous avons appris sur nous-même.

I- Découvertes du point de vue de l'altérité

1- Flavio Polizzy

    La première altérité qui nous est apparue est celle de Flavio, dont l'accent italien est déjà un dépaysement. Flavio est autre par sa façon d'être, parce que chacun est unique sans doute, mais surtout parce qu'il ne s'interdit pas un rapport complètement individualisé à l'élève, à la différence du professeur qui privilégie, me semble-t-il le plus souvent le rapport au groupe. Il n'a pas de retenue, ne craint pas de solliciter, de juger, il n'a pas la distance que l'enseignant met entre lui-même et sa fonction, entre l'individu et l'élève.

Ce rapport direct, qui ne fuit pas l'affect, que l'on peut observer par exemple dans les émissions de télé-réalité qui sollicitent des artistes, ouvre peut-être la possibilité pour l'élève de s'enrichir davantage que le rapport traditionnel avec l'enseignant, édulcoré, mis à distance par une terminologie spécifique : « compétences », « évaluations », etc …

2 – Dante

    La deuxième altérité avec laquelle le projet nous met en contact est celle de l'auteur italien né en 1265 et mort en 1321. Nous y sommes confrontés au moment où nous rencontrons les textes en classe et celui de la Divine Comédie nous fascine autant qu'il nous étonne et nous laisse perplexes. La sensation d'étrangeté est inhérente au sentiment artistique comme l'affirme Emmanuel Lévinas pour lequel on fait, face à l’œuvre d'art « l'expérience de l'altérité radicale et de la complexité essentielle »4.

Curieusement, cette complexité du texte ne vient pas de la langue. Nous consultons en miroir la traduction française de Jacqueline Risset5, et elle n'est guère plus claire que la version originale. Il s'agit vraiment d'une complexité de sens liée d'une part à la culture à la fois catholique et mythologique de l'auteur, qui n'est pas celle des élèves, mais aussi au caractère allusif de l'écriture qui fait référence à des personnes ou à des événements connus de Dante.

Le chant III dont nous avons la charge fustige « les indifférents », « les foules douloureuses / qui ont perdu le bien de l'intellect ». Il fut intéressant mais difficile de réfléchir avec les élèves à la nécessité de prendre parti.

3 – Max Rouquette

    La troisième altérité à laquelle le projet confronte les élèves est celle de l'auteur occitan du XXème siècle, né en 1908, mort en 2005. Les supports utilisés pour saisir les liens qui unissent Rouquette à Dante sont la nouvelle « La casa di Dante »6, lue en occitan, avec la traduction française par les élèves débutants, et un extrait du précieux DVD consacré à l'auteur, Retrouver le chant profond7 (cf. http://www.crdp-montpellier.fr/produits/maxrouquette/), sur le même thème, dans lequel Max s'exprime en français. À nouveau, pas de barrière de langue, mais cette prosodie rouquettienne si spécifique, la découverte d'une hauteur d'esprit, de l'élégance, intimidante.

II – Découvertes du point de vue de l'identité

1 – le rapport au corps et à la voix 

 Après une prise de contact entre Flavio et les élèves en classe, une deuxième séance a consisté à passer une journée dans la structure « Casa vocce », située au centre de la ville de Montpellier, pour pratiquer de nombreux exercices de coordination entre la voix et le corps, entre soi et les autres. Vraie découverte pour des élèves qui passent leur temps à oublier leur corps, harcelés par des enseignants qui ne tolèrent aucune manifestation corporelle, aucun bruit, aucun déplacement, aucun bavardage… La situation est ici inversée et, comme cela arrive souvent lorsqu'on se déplace de l'espace-classe à l'espace scénique, les réussites sont inversées également. Ainsi, Tao, qui ne fournit aucun travail, ne prend pas de plaisir en classe, nous impressionne par ses capacités à pratiquer le jeu, la scène, à s'épanouir sur scène. Il sera un Virgile magnifique.

2 – Le jeu, un nouveau « je »

    Car il s'agit d'incarner, et donc d'être un autre dans sa propre chair. De la même façon que s'exprimer dans une nouvelle langue nous permet de développer une nouvelle facette de nous-mêmes – on ne devrait pas négliger cet aspect dans les processus cognitifs trop souvent considérés d'un point de vue technique – le jeu nous permet de découvrir une part de notre identité …

3 – L'identité entre Rouquette et Dante

    Pour terminer, je voudrais évoquer l'identité, c'est-à-dire la similitude, entre Rouquette et Dante, que nous avons pressentie en nous penchant sur le discours, l’œuvre narrative de Rouquette et au contact de la traduction qu'il propose de L'Enfer. Sur ce thème, je vous renvoie aux travaux menés par Estelle Ceccarini8. Il s'agit uniquement de pistes de réflexion mais nous relevons chez les deux auteurs une sensibilité semblable à la musicalité de la langue, un goût commun pour la solitude, un « sentiment de l'exil », exprimé par Rouquette dans « La casa di Dante »9  et dont l'auteur italien est, pour Rouquette, l'incarnation, mais aussi la capacité à créer des univers mythiques. Enfin, Rouquette voit en Dante, qui cite Arnaud Daniel en occitan dans La Divine Comédie, un intermédiaire qui le relie aux troubadours.

    Pour conclure, je voudrais souligner le caractère enrichissant de ce projet, d'un point de vue culturel évident, d'un point de vue linguistique, dans la pratique de la langue mais aussi dans la conscience de la romanité. Ce projet a enrichi nos savoirs mais surtout nos savoir faire et notre savoir être. Parce qu'il envisage l'auteur comme une personne sous influence, parce qu'il est modelé par un artiste charismatique, parce qu'il provoque des rencontres, des surprises , parce qu'il se clôt par le contact des élèves avec la réalité sociale dans le cadre de la représentation, il place l'humain, à la fois l'autre et le même, au cœur de notre action, ce qui est pour moi le fondement de notre métier.

Notes

1- Lire Flavio Polizzy, « Réflexions sur un « phénomène musical », Cahiers Max Rouquette, « L'Italie de Max Rouquette », N° 10, 2016, p. 72-73.
2- « L'Enfer de Dante-Rouquette », idem, p. 72.
3- Oc, N°118, 2016, p. 42-45.
4- Emmanuel Lévinas, « Avec l'autre et en face de l'autre », De l'existence à l'existant, cité par François Soulages, « L'expérience de l'altérité de l'art ou l'art comme expérience de l'altérité », revue Marges, N° 6, 2007, https://marges.revues.org/641
5- La Divine Comédie, Flammarion, 1985.
6- « La casa di Dante », Lo Corbatàs roge, Trabucaire, col. « Pròsa occitana », 2003, p. 83-103, et Le Corbeau rouge, Éditions de Paris, 1997, p. 83-96.
7- Retrouver le chant profond, scérén, CNDP-CRDP, Montpellier, 2008.
8- « Max Rouquette et Dante, de la traduction de L'Enfer à la découverte d'une fraternité littéraire », Cahiers Max Rouquette, N° 10, p. 63-66.
9- « Qui donc n'a jamais eu […] le sentiment de l'exil. Et d'autant plus terriblement aigu que cet exil se passe chez lui, dans sa patrie, parmi les hommes de son sang et de son pays. », op. cit., p. 88.

Bibliographie – Sitographie

  • Cahiers Max Rouquette, « L'Italie de Max Rouquette », N°10, 2016.
  • Retrouver le chant profond, DVD, scérén, CNDP-CRDP Montpellier, 2008.
  • Alighieri, Dante, La Divine Comédie, traduction de Jacqueline Risset, Flammarion, 1985.
  • Deremble, Jean-Paul, « L'art comme chemin fondamental d'altérité », http://www.convivialiteenflandre.org/index.php?option=com_content&view=article&id=344:lart-comme-chemin-fondamental-dalterite&catid=78:2014-2015
  • Gardy, Philippe, « L'autre », Òc, N°118, 2016, p. 42-45.
  • Rouquette, Max, « La casa di Dante », Lo Corbatàs roge, Trabucaire, col. « Pròsa occitana », 2003, p. 83-103.
  • Le Corbeau rouge, Éditions de Paris, 1997, p. 83-96.
  • Soulages, François, « L'expérience de l'altérité de l'art ou l'art comme expérience de l'altérité », revue Marges, N°6, 2007, https://marges.revues.org/641